Peinture ou photographie ? Depuis sa création, le 10 novembre 1956, le chimigramme fait couler autant d’encre que de vernis. On le classe tantôt du côté des beaux-arts, tantôt du côté de la photographie, comme si tout, toujours, était affaire de catégories. On évoque le plus souvent la chimie à l’œuvre dans le procédé alors qu’il faudrait davantage parler de physique, puisqu’il s’agit avant tout d’un soulèvement progressif de la couche de vernis recouvrant le papier photosensible. Inédite, la technique combine la physique de la peinture (vernis, cire, huile) et la chimie de la photographie (émulsion photosensible, révélateur, fixateur), sans appareil photographique ni agrandisseur et en pleine lumière.
À l’origine de toute l’affaire, un homme : Pierre Cordier (Bruxelles, 1933). Pendant son service militaire en Allemagne près de Cologne, il s’était muni de papier photographique pour faire une dédicace à une jeune allemande. Il avait acheté un flacon de vernis à ongles pour identifier ses cuvettes dans son labo photo : R pour révélateur, F pour fixateur, L pour lavage. Poussé par son instinct, il a écrit avec le vernis sur le papier photo. Ayant l’idée de faire un fond noir, il trempe le papier dans le révélateur puis entreprend de fixer le texte. Mais le vernis ne reste pas immobile, il se craquèle et se soulève. Le chimigramme était né et réunissait déjà les trois conditions des chimigrammes futurs de Pierre Cordier : la photo, la peinture et l’écriture.
De multiples créations et expositions ont suivi. L’auto-chimigramme (Michel Butor), le photo-chimigramme, invention de 1963 (Hommage à Muybridge), Jorge Luis Borges (Livrillisible, La Bibliothèque de Babel, Illégibiligramme, Dédalogramme). En 1976, Otto Steinert (Subjektive Fotografie) disait à propos du travail de Pierre Cordier: « A painter would find difficult to equal the precision of the structures and the colors in Pierre Cordier’s works ».
Près de cinquante ans plus tard, Gundi Falk (Salzburg, 1966) rencontre Pierre Cordier pendant une réunion au Musée d’Art moderne de Bruxelles. C’est Pierre qui se dirige vers elle, ils font connaissance et tombent d’accord pour collaborer. Naissent des œuvres à quatre mains, dont la création s’étale sur plusieurs années à partir de 2011. Ce travail ouvre pour tous les deux de nouveaux horizons, révélant une fois encore la richesse des potentialités d’un médium décidément à part. Des séries intitulées « Musigramme », « Voltagramme », « Pair-Impair », « Friedrich Nietzsche » en sortent.
Danseuse et comédienne d’origine autrichienne, Gundi Falk a puisé dans les beaux-arts de quoi alimenter sa pratique du dessin, de la peinture et de la sculpture. Pour elle, la technique du chimigramme se rapproche davantage de la peinture que de la photographie : une image fixe qui, de loin, prête à confusion – photographie ? peinture ? – mais, de près, révèle sa matière organique et sa singulière beauté. Un procédé qui peut paraître de prime abord imprévisible, mais dont le hasard peut être dompté, maîtrisé au fil du temps et de l’expérience. Gundi Falk réalise en solo depuis plusieurs années des séries sous les titres « Intangible Landscapes » et « Matter’s whispers ». Ce n’est d’ailleurs pas tant la technique qui compte que ce que l’on en fait : les contraintes qu’on se fixe pour explorer plus avant le procédé. La récente série « Becher Variations » où Gundi Falk, s’inspirant librement des séries photographiques du couple allemand Bernd et Hilla Becher, réconcilie la « Subjektive Fotografie » d’Otto Steinert, axée sur l’expérimentation, avec la veine objective défendue par les Becher, revisitant conjointement ces deux mouvements au moyen du chimigramme. Pas question pour elle de réaliser des copies conformes des célèbres clichés pris par les Becher : il s’agit d’un hommage et d’un dialogue, où le dessin préexiste à la physique qui est à l’œuvre dans le procédé. L’importance accordée par Gundi Falk à la ligne et au trait rejoint cette magie du processus, livrant un résultat toujours unique, qui distancie là aussi le chimigramme de la photographie.
Qu’elles soient réalisées à deux ou quatre mains, les œuvres présentées par Pierre Cordier et Gundi Falk ne sont pas des tirages multiples mais des pièces uniques. Déterminés à décloisonner les genres, tous deux travaillent à gommer cette obsession des catégories : le chimigramme se place, en toute logique, du côté de la « Cameraless Photography », au même titre que d’autres expérimentations réalisées par Floris Neusüss, Adam Fuss, Thomas Ruff ou Susan Derges. Une indétermination qui a longtemps eu comme conséquence de ne pas accorder sa juste place à cette technique si singulière, unique dans l’histoire de l’art, encore largement méconnue et trop peu étudiée.
Aliénor Debrocq, Auteure et Historienne d’Art
Avec le soutien du forum culturel autrichien
Galerie Gimpel & Müller
La Galerie Gimpel & Müller présente et défend des positions abstraites d’après-guerre avec notamment l’art construit-concret, le cinétisme et les expressions minimalistes.